vendredi 7 juin 2013

« Mort-en-direct.com » de John Katzenbach (Presses de la Cité) : Extrait/Chronique d'un chef d'oeuvre noir et visionnaire !

Avant de vous parler plus longuement de ce nouveau chef d'oeuvre de John Katzenbach, ce virtuose quasiment inégalé en suspense psychologique - et déjà auteur il y a dix ans du mémorable L'Analyste (Grand Prix de Littérature Policière 2004), deux ans plus tard du stupéfiant roman noir psychologique et même psychiatrique Une histoire de fous, et en 2007 du plus classique mais toujours captivant Faux coupable, tous publiés en France dans la collection Sang d'encre des Presses de la Cité -, je voulais vous en donner un petit aperçu, un extrait. Histoire surtout et avant tout de tordre le coup aux réactions d'effroi voire de recul face à un titre et un résumé en 4e de couverture qui semblent accumuler les pires clichés racoleurs, là où, un peu mieux présenté par l'éditeur (ou avec plus de tact ?), à mon avis beaucoup plus de lecteurs se seraient certainement laissés séduire par ce roman noir et visionnaire qui nous épargne pourtant toutes les scènes gore ou sexuelles
qui viennent à l'esprit à la vue d'un tel livre chez son libraire. Heureusement que je connaissais moi-même Katzenbach, et que j'en suis d'ailleurs un grand fan, et donc que je savais qu'avec lui,  seules la subtilité du propos n'égale l'intensité du suspense et la maîtrise de la construction. Et pourtant, ô surprise, Mort-en-direct.com a dépassé toutes mes attentes !...

Extrait :

« Au début, peu de participants à la soirée prêtaient attention aux images muettes qui défilaient sur l'immense écran plat, fixé sur le mur du penthouse dominant le parc Gorki. Il s'agissait de la rediffusion d'un match de football opposant le Dynamo Kiev au Lokomotiv Moscou. Un homme pourvu d'une moustache à la Fu Manchu leva la main pour demander à l'assistance de faire silence. Quelqu'un coupa le son de la demi-douzaine d'enceintes dissimulées dans les murs, qui déversaient une techno assourdissante. L'homme portait un costume noir hors de prix, une chemise de soie violette déboutonnée et des bijoux en or, y compris l'inévitable Rolex au poignet. Dans ce monde moderne où les gangsters et les hommes d'affaires ont la même allure, il aurait pu appartenir à n'importe laquelle de ces deux catégories. À ses côtés, une femme mince de vingt ans au moins sa cadette - coiffure et jambes de mannequin, robe du soir ample à paillettes qui ne cachait pas grand-chose de sa silhouette androgyne - déclara en russe, en français et en allemand :
_ Nous avons appris qu'une nouvelle saison de notre série en ligne préférée commence ce soir. Cela devrait intéresser fortement nombre d'entre vous.
Elle se tut. Le groupe se serra autour de l'écran, les uns vautrés dans des canapés confortables, les autres perchés sur des chaises. Une grande flèche « Lecture » apparut sur l'écran. L'hôte déplaça un curseur et cliqua sur la souris. Dela musique retentit. L'Hymne à la joie, de Beethoven, joué au synthétiseur. Apparut ensuite une image d'un très jeune Malcom McDowell, dans le rôle d'Alex, dans Orange mécanique, de Stanley Kubrick. Il tenait un couteau. Son image dominait l'écran. Il avait les yeux maquillés et portait la combinaison de saut blanche, les bottes ferrées et le melon noir qui l'avaient rendu célèbre au début des années soixante-dix. Cette image suscita une vague d'applaudissements : les participants les plus âgés se rappelaient le livre, le film, et la performance de McDowell.
L'image du jeune Alex disparut, laissant un écran noir qui semblait vibrer d'impatience. Quelques secondes plus tard, une phrase en grandes lettres italiques rouges s'afficha, coupant le cadre en deux comme une lame de couteau : MORT EN DIRECT, puis un fondu enchaîné amenant une nouvelle information : SAISON 4.
L'image laissa la place à un autre plan, au grain bizarre, montrant une pièce presque carrée - une chambre grise, dénuée de tout. Pas de fenêtres. Aucun indice de l'endroit où elle se trouvait. Un lieu absolument anonyme. Tout d'abord, les spectateurs ne virent qu'un vieux lit métallique. Une jeune femme en sous-vêtements y était allongée, la tête dissimulée sous une cagoule noire. Ses mains menottées étaient attachées à des anneaux fixés au mur derrière elle, comme dans un cachot. Elle avait les chevilles liées entre elles et attachées au cadre du lit.
La jeune fille était totalement immobile, mais elle respirait lourdement, ce qui indiquait aux spectateurs qu'elle était vivante. Elle aurait pu être inconsciente, droguée ou endormie, mais, après environ trente secondes, elle s'agita, et une de ses chaînes fit entendre un bruit métallique.
Un des invités soupira. Quelqu'un demanda en français :
_ Est-ce réel ?
Personne ne lui répondit, sauf par le silence ou en tendant le cou pour espérer mieux voir.
_ C'est une performance, dit quelqu'un d'autre, en anglais. Ce doit être une actrice engagée spécialement pour l'émission...
La femme à la robe à paillettes jeta un coup d'oeil vers l'homme. Elle secoua la tête. Elle parlait un anglais impeccable, teinté d'un léger accent slave.
_ C'est ce que beaucoup croyaient, au début des saisons précédentes. Mais au fur et à mesure que les jours passent, on réalise qu'aucun comédien n'accepterait de jouer de tels rôles.
Elle regarda de nouveau l'écran. La femme à la cagoule frissonna, puis elle tourna brusquement la tête, comme si quelqu'un venait d'entrer dans la pièce, juste hors de la limite du cadre. Les spectateurs la virent tirer sur ses chaînes.
Presque aussi vite qu'elle était apparue, l'image se figea, comme le cliché d'un oiseau en plein vol. Il y eut un nouveau fondu au noir, et une question s'inscrivit sur l'écran, en lettres rouge sang : VOUS VOULEZ EN VOIR PLUS ?
Cette question était suivie d'un formulaire d'abonnement et d'une demande de numéro de carte de crédit. On pouvait acheter quelques minutes, une heure, ou plusieurs blocs d'une heure. On pouvait aussi acheter une journée, ou plus. On trouvait également une offre en grands caractères : SAISON 4, ACCES TOTAL AVEC FORUM INTERACTIF. Au bas de l'écran, un grand chronomètre électronique, également rouge vif, était réglé à 00:00. À côté : JOUR UN. Le chrono s'enclencha soudain et commença à marquer les secondes. Il évoquait l'horloge numérique qui indique le minutage des matchs de tennis à Wimbledon ou à l'US Open. Un peu plus loin étaient inscrits ces mots : DUREE PROBABLE DE LA SAISON 4 : ENTRE UNE SEMAINE ET UN MOIS.
_ Allez, Dimitri ! s'écria soudain quelqu'un en russe. Achète tout le bazar... du début à la fin ! Tu es assez riche !
Cette remarque provoqua des rires nerveux et des applaudissements. L'homme à la moustache se tourna d'abord vers l'assemblée, bras largement écartés, comme pour demander ce qu'il devait faire, puis il sourit, fit une petite révérence et composa le numéro d'une carte de crédit. L'écran lui demanda son mot de passe. Il fit un signe de tête à la femme à la robe à paillettes et lui montra le clavier. Avec un sourire, elle tapa quelques lettres. On pouvait imaginer qu'elle avait choisi le petit nom qu'elle lui réservait dans l'intimité. Souriant, le maître des lieux fit un geste, ordonnant à un serveur en veste blanche de remplir les verres. Ses invités richissimes s'installèrent dans un silence empreint de fascination, en attendant la confirmation électronique de la transaction.
D'autres, un peu partout dans le monde, attendaient également. »

Cet extrait, tout en lettres italiques, constitue le début du chapitre 5, page 42, de Mort-en-direct.com. D'autres paragraphes de ce type jalonnent le récit, et montre la surprenante diversité des clients et voyeurs potentiels de ce type de programme à travers le monde, mais aussi à travers les classes sociales. Car beaucoup plus qu'un "simple" monument de suspense psychologique, John Katzenbach nous a livré là, dès l'année dernière, un incroyable roman noir aussi glaçant que visionnaire, et même précurseur, de par le portrait unique qu'il brosse d'un jeune couple de tueurs en série qui n'ont même pas vraiment conscience de l'être, tant ils sont focalisés sur leur "création artistique". Voilà ce qui arrive, ou peut arriver, quand deux êtres dotés de talents mais aussi d'une part de ténèbres qui les habite depuis toujours se rencontrent. Heureusement, Katzenbach dresse un roman tout en nuances, et aborde bien d'autres thèmes brûlants d'actualité : l'absurdité des guerres impérialistes des Etats-Unis, que ce soit le Vietnam ou l'Irak, les maladies dégénératives du cerveau et leurs symptômes dévastateurs sur les malades, leur mémoire qui se dégrade avant de s'éteindre totalement, les dérives d'une société où non seulement chacun veut son quart d'heure de gloire, mais ne voit plus - pour ne pas dire : ne vit plus - qu'à travers un écran vidéo, le flux continu des images déversées autant par les chaînes d'info dédiée, internet et tous ses réseaux pseudo-sociaux, sans oublier les dérives de la télé-réalité. Et bien d'autres choses encore...
Son roman s'articule comme un grand film de cinéma. Contrairement à beaucoup de fabricants de best-sellers, il ne cherche pas forcément l'ultime rebondissement toutes les cinq pages. Il préfère user de son écriture précise et fluide pour enrôler son lecteur au fur et à mesure que les paragraphes puis les chapitres se succèdent, chacun fonctionnant plutôt exactement comme un mécanisme d'horlogerie magistralement conçu, et dont chaque cran actionné resserre un peu plus l'étau du suspense. Sans même s'en rendre compte, le lecteur, pour peu qu'il prenne le temps de lire ce beau bébé de 500 pages confortablement, sans forcément le faire d'une traite pour pouvoir mieux en savourer toutes les subtilités, se retrouve très vite pris à la gorge.
La nouvelle et formidable machinerie de peur et d'effroi de John Katzenbach dépasse de très loin nombre de polars à succès, adaptés ou pas à l'écran, suédois ou pas. C'est d'ailleurs bien dommage qu'en France il ne soit pas plus connu. J'ai toujours eu un faible pour les auteurs de noir qui ne cédaient pas forcément à la "facilité" de créer une série. Comme pour  Greg Iles par exemple, il préfère n'écrire qu'un roman que tous deux ou trois ans, et changer totalement de personnages et d'univers.
Comme pour ses précédents chefs d'oeuvre - si L'Analyste a eu la chance d'être réédité par les Presses de la Cité parce qu'il se vend toujours aussi bien dix ans après sa parution, ce n'est malheureusement pas le cas pour l'édition grand format d'Une histoire de fous : il faut se contenter de la version poche à la couverture hideuse de Pocket... Et sans même parler de tous ses autres romans écrits auparavant, et dont la même maison d'éditions qui en détient les droits ne semble pas juger bon de les rééditer, ceci expliquant certainement cela... (contrairement à ce qu'heureusement la plupart des autres font encore grâce à des réimpressions qui permettent de continuer à faire vivre un catalogue riche) -, Mort-en-direct.com vous agrippe dès le début tel un python qui vous enroulerait peu à peu de ses anneaux terrifiants pour mieux les resserrer à chaque fois un peu plus fort, jusqu'à l'ultime attaque, l'implacable crispation qui vous terrasse et vous broie tout entier. À ne surtout pas manquer !

Mort-en-direct.com, de John Katzenbach (What comes next, 2012), Presses de la Cité, coll. Sang d'encre 2012, traduction de l'américain par Jean-Charles Provost, 540 pages, 22,50 euros.